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Texte de Tony Morgan

Tony Morgan

texte, "Plat du jour", 2003.

Mon arrière grand-mère était Karen, c'est à-dire Birmane. Ma mère raconte qu'elle portait toujours une arme à la ceinture, et qu'elle était engagée en politique. Mon père était aumônier à la cathédrale de Rangoon et travaillait le long des chemins de fer birmans, de village en village, dans le style évangéliste, avec le train pour chaire. Avant son affectation en Birmanie, mon père, jeune étudiant en médecine, avait remonté l'Amazone en tant que missionnaire. De retour en Angleterre, il décida d'étudier la théologie, estimant que c'était l'âme de l'homme, davantage que son corps, qui avait besoin de soins.
Il se joignit à l'«Armée de l'Eglise», par courant la campagne anglaise comme un bohémien, avec une caravane et un cheval, pour prêcher l'Évangile. Ma mère, fille d'un chef de la police de Rangoon, lui même Écossais, venait à peine de commencer à tenir une colonne «Société» dans le Times quand, jeune mariée, elle dut fuir la Birmanie en 1935 avec mon père et ses parents, abandonnant leur maison et tous leurs biens. Ils se réinstallèrent en Angleterre. Mon frère aîné Gordon et moi sommes nés (en 1936 et 1938) à Pickwell Rectory, dans le Rutland, le plus petit des comtés (maintenant intégré au Leicestershire).

Mon père fut muté de paroisse en paroisse, de presbytère en presbytère, à travers l'est et l'ouest de l'Angleterre. Je me souviens des «doodlebugs», les fusées V2 allemandes, tombant sur Londres pendant la deuxième guerre mondiale; d'avoir observé les «combats de cogs» entre les chasseurs Spittire et Messerschmidt; d'avoir couru libre dans les rues vides (au désespoir de ma mère) alors que les sirènes hurlaient l'alerte. Un enfant de la guerre, voilà. Puis interne à l'école et au collège, loin de la maison dès six ans. Assez pénible jusqu'à treize ans, lorsque mon professeur de dessin à Taunton School, Hugo Jones, me proposa la clef de la salle de dessin pour que je puisse m'enfermer dans une pièce vide et y peindre.

J'ai peut-être été l'un des premiers «sniffeurs » de peinture, car souvent j'allais dans les arrière-boutiques d'articles de dessin, j'ouvrais les tubes, j'en vérifiais la couleur, et je Snittais. Vers dix ans, j'avais aussi demandé à quoi servaient ces couteaux bizarres, «ceux-là»; c'étaient, me répondit on, des couteaux à palette, on s'en servait pour faire des toiles modernes. Et moi, au vendeur: «Voilà, c'est ça que je veux peindre, des tableaux modernes». le me souviens de ma première huile (cloîtré dans un studio-appentis du presbytère de Shapwick, dans le Somerset): deux voiliers hollandais. Je me souviens d'avoir peint la mer en posant la peinture comme des briques, avec le couteau à palette.

Il m'a fallu du temps pour «décrocher» du foyer familial et devenir auto nome. Une commission londonienne pour les beaux-arts, au vu de mon dossier, m'offrait une place dans une école d'art plutôt que de terminer mon diplôme d'architecte. Mes chers parents firent gentiment valoir que j'aurais pu peindre le weekend, comme «passetemps». Un passe-temps? Je décidai de quitter l'Angleterre, et de découvrir la peinture. En 1960, j'avais visité une exposition des jeunes contemporains anglais, dont Peter Blake et David Hockney, que je n'aimais pas beaucoup, les trouvant trop figuratifs (sauf Patrick Caufield qui me semblait dans un monde à lui), et une autre exposition, la rétrospective Picasso. Celle-là m'a sidéré, son travail était si terre à terre, investi d'une nouveauté et d'une vitalité qui m'étaient inconnues. II fallait que je quitte l'Angleterre pour comprendre, que je vive en proximité avec ce mode de vie.

C'était l'année des Jeux olympiques de Rome, et comme mes finances étaient au plus bas j'eus l'idée de faire de ce départ d'Angleterre un événement, et de marcher jusqu'à Rome. Mon unique sponsor était Dunlop Sports, qui m'avait offert une paire de chaussures de gymnastique. J'ai quitté l'Angleterre en partant de Hyde Park Corner le l* août 1960, mes chaussures de gymnastique aux pieds, avec un tee-shirt blanc, un short et un petit sac à dos. Dans le sac à dos, des sous-vêtements de rechange, les chaussures sponsorisées, un pull léger et un carnet d'esquisses.

Un mois et cinq jours plus tard j'étais à Rome. John Burns, de la BBC, m'avait interviewé à mon départ de Londres et à mon arrivée. On entend là une voix très Oxford déclarer qu'elle allait peindre le soleil; marcher toute la nuit, traverser des villages de France déserts et découvrir cette lumière si spécifique au sud du
pays.

Van Gogh; mes timides tentatives de capter moi aussi le soleil; malheureuse-ment, j'ai perdu le journal et les esquisses de ce voyage.


Au bout d'un an ou presque à Rome, passé à m'appauvrir et à être confondu avec l'héritier des Pierpont Morgan, je partis à Florence. Je me procurai une autorisation spéciale pour étudier les gravures de Rembrandt à la bibliothèque des Offices. Une visite hebdomadaire à la chapelle Brancacci pour regarder les Masaccio, comme mon déjeuner de spaghettis à 350 lires chaque midi: c'était un rituel. Avec mon ami Julian Barrow, nous allions de temps en temps peindre des paysages dans les collines autour de Florence. Autour du plat de spaghettis, il me racontait ses journées de travail au studio Anigoni (celui qui a fait le portrait de la jeune reine Elisabeth); et avec son accent d'Oxford bien prononcé, il disait «Mon Dieu, il crache même par terre!»

Piero della Francesca. Fra Angelico. Giotto.

Stuart Egnal, qui peignait trois tableaux par jour «à la Vincent», me tira de ma rêverie de Renaissance.... Hey, Tony, viens avec nous au vingtième siècle! Alors je suis parti à Paris, où j'ai passé trois ans dans un meublé de deux pièces avec Geneviève, ma première femme. Une pièce studio cuisine; l'autre, salon-chambre à coucher. Il y avait un Russe cinglé qui vivait au-dessus de notre studio/cuisine, qui prenait des douches froides sur son balcon. Au-dessus encore, un peintre qui passait du Mahler vingt quatre heures sur vingt quatre. Et au-dessous il y avait Moreh Mordecai toujours en noir, qui m'a initié à certains aspects techniques de la gravure. Au cours de ces trois premières années à Paris, j'ai rencontré des gens qui ont changé à la fois mon travail et ma conception de ce que voulait dire être un artiste. Lourdes Castro et René Bertholo étaient (et demeurent) deux artistes qui, du fait de leur chaleur et de l'amour qu'ils portaient aux autres, savaient combien la vie est proche de l'art.
l'art de vivre.


Plus tard, je devais rencontrer un autre artiste qui hantait Paris avec son chapeau-galerie, alors que «peindre et jouer» devenait sa devise: c'était Robert Filliou, l'illustre directeur de la galerie dans le chapeau. Celui-ci avait un ami, que j'avais déjà rencontré, et qui a mis sans dessus dessous ma vie de jeune sculpteur anglais en puissance. C'était Daniel Spoerri, dont la cuisine s'adossait à mon atelier. Je l'invite à visiter mon studio. Et il trouve mes sculptures très «propres». Remarque fort irritante, qui pénètre alors mon être et y laisse tout un foutoir, autant que celle de ma mère disant que j'aurais dû peindre comme « passe-temps», le weekend, à la suite de quoi j'avais fui l'Angleterre.

D'après lui, j'ai bouleversé sa vie et sa carrière: c'est mon vieil ami Pierre Brochet. Quand il est venu pour la première fois à l'atelier, il était étudiant à l'école de commerce de Fontainebleau. Au bout d'une journée de submersion dans deux chambres d'hôtel (bourrées de tableaux et de livres) et dans un garage plein de ferraille peinte et d'objets en aluminium, Pierre a refait surface clairement déterminé à travailler dans le domaine culturel. Et depuis 1967 Pierre et Marie Odile Brochet forment ma «base arrière». Je me souviens notamment d'être un jour rentré chez les Brochet, à Paris, après neuf mois d'un travail épuisant à New York, et d'avoir dormi trois jours d'affilée.
Cette relation très particulière nouée avec Pierre puis avec Marie-Odile m'a offert la liberté et l'audace de croire que l'âme de l'artiste est de nature errante, ce qui m'a permis de pratiquer des techniques et des disciplines diverses, saupoudrant mon parcours de travaux et de souvenirs qui rendent d'autant plus difficile d'aborder le projet en cours, d'essayer d'en dire un peu, un peu du rythme qui donne sens à cette impatience de «passer à la suite», au nouveau tableau, à une nouvelle ville.

Par ces déplacements entre médias différents, j'admets avoir toujours recherché un langage spécifique pour «parler» de phénomènes simples, d'événements quotidiens, ou d'actes recouvrant des significations plus profondes. Par exemple en 1971, à Düsseldorf, alors que je venais de lancer Produkt Cinema, mon mouchoir tombe par hasard par terre; de cet événement minuscule j'ai fait un film, qui ne montrait au fond qu'un mouchoir en papier tombant par terre. Après avoir réalisé d'immenses sculptures peintes en fer et aluminium pour la galerie Hans Meyer, ce kleenex froissé n'était plus «sociale-ment» acceptable en tant que sculpture. C'était bien une sculpture, mais intouchable. Dans une installation de photos (Birsmarkstrasse, 1976) consacrée à des mouchoirs en papier, la dernière me montre avalant une boule de kleenex. l'étais déjà adepte de la performance à cette époque, et avaler ce mouchoir reflétait peut-être un désir de fusionner ce qu'on connaissait du fonctionnement de la sculpture avec ce qu'on n'en connaissait pas encore: l'artiste comme matière première.


Tony Morgan